D’avoir été un voisin pour mon voisin, un ami pour cet ami, un père pour cet enfant, aujourd’hui.
Dans le mot « maintenant », il y a « main ». Mais pas n’importe quelle main. Ce n’est pas la main tremblante qui tente vainement d’attraper l’instant. Ce n’est pas la main basse ni la mainmise sur le temps qui passe et qui s’échappe. La main de « maintenant », c’est celle qui présente la paume, nue. C’est la main qui se creuse pour recevoir. Ce n’est pas la main dont on ne voit que les phalanges parce que, déjà, les doigts se referment sur ce qu’ils s’apprêtent à prendre. Ce n’est pas la main qui tient, mais la main qu’on tient. La main de « maintenant », c’est la main qui ne tient pas à soi. Elle est le contraire du poing, serré et vide, puisqu’elle s’ouvre pour tenir autre chose que soi. Non pas une main-tenaille, mais une main tenante.
Entendre « main » dans « maintenant », c’est, on le voit, découvrir l’ambiguïté de notre rapport au temps : on le perd quand on veut le retenir, puisque le temps fuit ; et on le gagne, au contraire, quand on consent à le perdre pour faire bien ce que l’on doit faire. « Prendre son temps », comme le veut l’expression, c’est étrangement accepter de le perdre. Prendre son temps avec son enfant, avec un ami, c’est le perdre pour eux. C’est ne pas compter ses heures. C’est arrêter d’imaginer qu’il faut nous saisir, à pleines mains, de la vie avant que le temps vienne nous la dérober.
(...) La mesure de l’homme, ce n’est pas l’instant. C’est le jour : « À chaque jour suffit sa peine », dit le Christ dans le Sermon sur la montagne. Si j’ai fait aujourd’hui ce que Dieu attend de moi, et pas beaucoup plus, alors je peux clore le jour et, comme Syméon sa vie, le quitter en paix. Mais qu’est-ce que Dieu attendait de moi aujourd’hui ? Quant au temps, la mesure de l’homme est le jour. Quant à l’espace, c’est le prochain : si, aujourd’hui, j’ai été témoin de la joie pour mes plus proches, alors j’ai fait mon devoir d’homme. Dieu ne nous demande pas de sauver le monde pour les trois prochains siècles, mais d’avoir été un voisin pour mon voisin, un ami pour cet ami, un père pour cet enfant, aujourd’hui.
Alors on se met à entendre dans « maintenant », non plus l’expression « tenir la main », mais le verbe « maintenir ». Vivre maintenant, ce n’est pas tout abandonner pour l’instant présent. C’est aimer assez sa vie pour l’aimer quotidiennement. Il n’y a pas de « maintenant » sans « maintenance », sans le soin patient de ce qui fait la trame de nos jours. Sans l’entretien discret de ce qui nous tient à coeur. La réconciliation à l’instant présent ressemble moins à une extase mystique qu’à un ménage bien fait.
Martin Steffens, philosophe
Extrait de „Saveur des mots“
prier janvier-février 2019
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