9 juin 2019

PENTECÔTE: LA REPONSE A LA TOUR DE BABEL



Image: oeuvre de Shirin Abedinirad, artiste iranienne


C'est une histoire de pentecôte. (...) Parler la langue de l'autre, même si peu, même maladroitement, c'est déjà appeler à une communauté humaine manquante et désirée. Parler les langues de chacun, nous n'en sommes pas forcément capables en entrant dans la vie. Il nous faut passer souvent par des incompréhensions, des silences, des regrets, un désir de rencontre et d'échange inassouvi. C'est aussi cela grandir: éprouver le désir de comprendre autrui et de se faire comprendre de lui. Je veux dire qu'il s'agit de l'hospitalité que nous accordons à d'autres vies et d'autres paroles que les nôtres.
Apprendre la langue d'autrui, ou traduire, c'est le mouvement même de la vie spirituelle: répondre au désir de se faire comprendre d'autrui et de le comprendre. Et dans ce désir de parler la langue de l'autre, il y a au fond une pentecôte: pour accéder à mon propre désir de dire, d'échanger, de parler, je dois faire ce chemin à travers d'autres langues. Pour être compris et se comprendre, pour comprendre les autres, je dois laisser cette force spirituelle me traverser, ce vent qui ouvre les bouches, qui déscelle les lèvres, comme les coeurs. Toute pentecôte est ce qui nous conduit à reconnaître dans la dispersion, l'altérité, l'épreuve même de l'incompréhension, la grâce d'avoir à dire et entendre, et de se faire entendre. C'est aussi quitter sa mère, en quelque sorte. pouvoir exprimer en dehors de sa langue maternelle, ce qui vient d'un autre engendrement charnel, spirituel. Que les langues intimes, maternelles, puissent s'ouvrir à celle d'une autre mère, cela s'appelle la culture.
Il n'y a pas pour moi de langue sacrée. Ce qui est sacré, distinct, lointain, désirable, c'est la marque de l'Autre. [Dans la Bible], le récit des Actes  retourne littéralement celui de Babel. La tentation de Babel de ne parler tous qu'une seule langue est en réalité celle de ne parler tous que d'une seule bouche, d'une seule voix, d'un seul bord. La Pentecôte dissout le fantasme d'une seule langue, d'un seul rivage d'où parler ensemble, fantasme totalitaire d'obéissance collective, de transparence absolue les uns aux autres, d'un même lieu d'oppression gigantesque, défiant le cosmos, et qui ne peut conduire qu'à l'effondrement.
Qu'il y ait d'autres langues nous appelle à l'importance de l'acte de la traduction dans la vie d'un sujet ou d'une communauté, au coeur d'une existence qui s'avoue et qui se cherche, et tente de s'exprimer comme vie à vivre en s'expatriant un temps dans la langue et l'oeuvre d'autres vies, d'autres cultures.

Frédéric Boyer, écrivain, traducteur, éditeur
Extrait du billet "Le don des langues" 
la-croix.com, 6 juin 2019

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